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L'Express du 12/06/2003
La fuite vers le privé

par Delphine Saubaber

Violence, absentéisme des profs, gigantisme des bahuts, manque de dialogue... Exaspérés, des parents d'élèves du public finissent par lui tourner le dos au profit de l'enseignement «libre», dont les places sont contingentées. Une tendance qui n'est pas près de s'inverser

Les enseignants ont le moral en berne. Claudie aussi. Dans ce troquet de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), elle tire sur sa gitane sans filtre, nerveuse: «Vous vous rendez compte que je vais devoir mettre mon fils dans le privé?» Laïque, fonctionnaire des douanes et fille de profs, elle se déverse comme si elle allait à confesse: à chaque convulsion du monde enseignant, dit-elle, c'est le «même cirque». Cette fois, l'instituteur est en grève depuis deux mois. Au bout de trois semaines, elle a craqué. Le département, l'un des plus mobilisés, a déjà connu un sérieux coup de chauffe en 1998. Alors, ce printemps, Claudie a décidé de prendre les devants. Elle ne veut plus que son fils subisse «ça». La mort dans l'âme, elle s'est résolue à traquer une place dans la «catho», comme elle dit. En vain, tout est complet.

Emma, elle, est déjà une convertie. Minée par l'échec de son fils en classe de troisième, pestant contre le service d'Etat, les classes hétérogènes qui nivellent par le bas et le prof de bio absent pendant trois mois, cette enseignante a préféré, en septembre 2002, placer le garçon dans une classe de rattrapage privée, à Saint-Thomas-d'Aquin, à Paris. Jusque-là, rien que de très banal. A ceci près qu'Emma se revendique... libre-penseuse. Et que la simple évocation des cours de religion et des privilèges de la bourgeoisie la faisait détaler il y a peu. Mi-figue, mi-raisin, elle ironise: «Tant qu'il ne m'en font pas une grenouille de bénitier...» Au fond, elle est rassurée. Vissé, son fils a redémarré. «J'ai compris la leçon», déclare-t-elle. Elle a inscrit son deuxième fils aux Francs-Bourgeois, une institution privée plutôt chic, dès la sixième.

Pendant que le service public s'enfièvre et se paralyse, débordé par l'ambition et les difficultés de la massification, des laïcards convaincus cherchent à se réfugier dans le giron rassurant du privé, à 95% catholique. Voilà un symptôme inquiétant pour les défenseurs de l'école de Jules Ferry et du pain bénit pour les apôtres de l'enseignement «libre». Les listes d'attente des établissements prisés s'allongent, de plus en plus nourries, selon leurs directeurs, par des transfuges du public. Une tendance de fond amorcée il y a quelques années. «Depuis quatre ans, j'ai l'équivalent de deux classes de sixième en attente», explique Evelyne Geoffroy, directrice de Saint-Germain-de-Charonne, à Paris. «J'ai 100 élèves de plus qu'il y a cinq ans», renchérit Marie-Josée Morillo, à Notre-Dame-de-la-Gare, à Paris. «Je refuse, depuis trois ans, 1 élève sur 2 à l'entrée au collège», affirme Marie-Thérèse Cordonnier, du groupe scolaire Saint-Louis-Sainte-Clotilde, au Raincy (Seine-Saint-Denis). «On a de plus en plus d'appels de parents (1 200 par an), d'origine souvent modeste ou immigrée, qui nous demandent de les aider à trouver une place», souligne, pour sa part, Liliane Jobbin, responsable du service d'information des familles en Midi-Pyrénées. Tandis qu'Eric Raffin, président de l'Union nationale des associations de parents d'élèves de l'enseignement libre (Unapel), reconnaît, en se gardant de triompher: «Depuis les grèves, des parents inquiets nous appellent, plus que de coutume.» Exaspérés par les crampes de l'enseignement public, avides de fuir, pêle-mêle, la violence, l'absentéisme des profs, le gigantisme des bahuts - et les «mauvaises fréquentations» - ils cherchent une trêve dans le privé, des repères, un accueil, une écoute, la stabilité et du respect: bref, un partenariat fondé sur un contrat clair. Aujourd'hui, 50% des familles ont recours à l'école privée, fût-ce temporairement... Elles étaient seulement 40% il y a dix ans, selon les estimations du sociologue Gabriel Langouet, auteur de nombreuses enquêtes sur le sujet (il a dirigé Public ou privé? Elèves, parents, enseignants, chez Fabert). Et la tendance n'est pas près de s'inverser, fouettée par la tempête qui secoue l'Education nationale.

Un contrat pour la paix scolaire
Le combat passionné qui dressa la République contre le goupillon apparaît désormais bien loin. L'école de l'Ancien Régime, sous la tutelle de l'Eglise, n'avait cédé le pas à l'école laïque de Jules Ferry qu'au prix d'une lutte sans merci. Votée en 1959 dans un climat tendu, la loi Debré tenta d'apaiser les ferments de cette «guerre scolaire», en posant les bases d'un service unifié d'éducation, au sein duquel l'école privée s'est vue associée au service public par un contrat. Elle touche des fonds publics et conserve son «caractère propre», à condition de se soumettre aux mêmes programmes. Restent à l'écart les établissements hors contrat, refuge des réfractaires au partenariat, qui suivent leurs propres programmes, ne sont donc pas subventionnés par l'Etat et représentent 5% de l'enseignement privé: «boîtes à bac» et pédagogies alternatives (Montessori, Steiner, etc.).

Les années qui suivent la loi Debré vont alors voir, peu à peu, boutefeux de la «laïque» et fervents de la «catho» ranger leurs armes. Et l'idéologie se diluer dans les pratiques consuméristes des parents, qui zappent à présent d'un secteur à l'autre. «Le privé et le public sont complémentaires, pas concurrents, insiste le secrétaire général de l'Enseignement catholique, Paul Malartre. Nous ne voulons pas profiter des difficultés du public.» Pas plus que le ministère de l'Education nationale il ne consent d'ailleurs à parler de «fuite vers le privé».

A ausculter les chiffres, on constate, en effet, que, depuis quarante ans, la part du privé est restée immuable: 20% de la population scolaire. Et pour cause: l'offre est contingentée, soumise aux mêmes lois que le public. Créer des postes à tel endroit, c'est en retirer à tel autre. Dans ce système, l'Etat n'ouvre donc des classes qu'au compte-gouttes. «En fait, on a instauré, en 1985, une sorte de ratio entre les deux secteurs, public et privé, auquel personne ne touchera. C'est une question de nature technique et politique, qui reste sensible», explique l'inspecteur général Bernard Toulemonde. Ni la droite ni la gauche ne tiennent à jeter les Français dans la rue, comme en 1984 et en 1994, au moment des manifs pour l'école libre puis laïque!

Allongement des listes d'attente
Mais il ne suffit pas de s'en tenir au chiffre national pour mesurer le succès du privé. Si certaines régions voient les effectifs de l'enseignement «libre» s'éroder, comme la Meuse (- 22% de collégiens entre 1997 et 2002) ou les bastions de l'Ouest (- 3,8% dans l'académie de Rennes), d'autres, comme l'Ile-de-France, en revanche, voient grimper leurs taux: + 10,5% de collégiens à Paris, en cinq ans, + 8,3% dans l'académie de Créteil - contre + 3,89% dans le public - soit une hausse de 2 000 élèves chaque fois. Idem dans le Sud-Est (Nice, Marseille...). «En fait, ces hausses surviennent dans les régions qui connaissent une poussée démographique, mais où le public connaît aussi des difficultés: on fuit les ZEP et les zones à forte population immigrée», décrypte Gabriel Langouet. Outre ces statistiques, l'allongement des listes d'attente confirme le caractère attractif du privé: «Les élèves qui y sont scolarisés aujourd'hui viennent majoritairement du public», conclut-il.

En 2001-2002, 56 000 élèves sont ainsi passés du public au privé à l'entrée au collège, tandis que 23 000 faisaient le chemin inverse. En revanche, en seconde, 28 000 élèves se retournent vers le public, pour l'aura des professeurs agrégés et des classes préparatoires aux grandes écoles (13 000 font l'inverse). «C'est surtout au collège, période charnière de la scolarité et de l'adolescence, que l'on se tourne vers le privé: stratégie préventive contre l'échec», estime Gabriel Langouet. Or c'est aussi à l'entrée au collège que tombe comme un couperet la loi d'airain de la carte scolaire, qui oblige à s'inscrire dans son secteur. Si l'on refuse le collège indiqué, l'administration se révèle inflexible, sauf piston. Une solution: le privé.

On embrasse aussi le privé pour des raisons plus éducatives que
strictement scolaires

Le tronçonnage imposé par l'Education nationale est parfois dur à accepter dans les quartiers difficiles. Blandine Duroy, intellectuelle de gauche habitant dans le XXe arrondissement parisien, un coin «chaud» et ceinturé de cités, avait maintenu sa fille à l'école élémentaire du quartier, rue de la Mare. Une école «sensible», dont beaucoup de parents avaient retiré leur gosse... au profit du privé. Elle, non. «Au nom de la mixité sociale. Je refusais que l'école ne devienne un ghetto et je ne tenais pas à ce que ma fille ne fréquente que des petits blancs.» Pour le collège, la décision est plus lourde. Elle décide donc de s'y préparer, très tôt, trois ans à l'avance. En dressant un simple garde-fou: elle rameute une vingtaine de familles du quartier qui se connaissent pour les convaincre de ne pas fuir ce collège et de rester soudés. En 2001, elle vérifie auprès du rectorat que la carte scolaire ne risque pas d'être modifiée et commence son travail de persuasion. Avec succès. Soudain, en avril dernier, tout bascule. Sa fille, timide et brillante, doit subir, comme deux autres élèves de la bande, l'exil dans un autre collège ZEP du coin, sans ses copains! Trop risqué. Blandine téléphone au rectorat. En vain. Elle lui écrit une lettre expliquant ses efforts pour constituer un groupe, ses réticences à se «réfugier» dans le privé. On ne lui répond pas. Le 5 juin, un courrier lui apprend sèchement que sa demande de dérogation est rejetée. C'est absurde, car la démarche de ce groupe aurait profité à tout le monde: c'est la seule façon de lutter contre les écoles ghettos dans les quartiers mélangés. Ulcérée, elle s'est mise en quête d'une échappatoire: «Une boîte à fric, à débusquer en urgence... Tout est complet. C'est injuste! Non seulement on laisse partir le public à vau-l'eau, mais, en plus, on n'essaie même pas de nous retenir! D'ailleurs, Ferry a ses enfants dans le privé...»

Cruel dilemme. Le repli vers le privé prend parfois des allures de tourment intime, comme l'expose la sociologue Agnès van Zanten, qui a suivi, pendant trois ans, 120 parents en région parisienne: «Beaucoup se demandent: ''Dois-je être un bon citoyen et envoyer mon enfant dans le public, mais alors le sacrifier à un collège peu sûr? Ou alors être un bon parent, mettre mon enfant dans le privé, où il sera cadré, mais alors être un mauvais citoyen? ''» Et de nuancer: «Voilà pourquoi on ne peut pas dire des parents qui refluent vers le privé qu'ils ne sont que consuméristes. Certains se sentent vraiment coupables.»

Pour panser les plaies du public
D'autres moins. Pour une raison simple. Dès lors que l'on pense que le public n'est plus à même d'assurer, comme autrefois, son mandat sacré d'intégration républicaine et d'égalité des chances, pourquoi n'irait-on pas, sans complexes, vers le privé, qui s'est largement déconfessionnalisé (3% de religieux chez les profs)? Pour beaucoup de laïques, «le contrat est en partie rompu», analyse Agnès van Zanten. Et puis le privé ne coûte pas si cher: 457 euros annuels, en moyenne, pour l'externat. On zappe, donc, si l'on n'a pas réussi à marchander avec le principal du public une classe dite «de niveau» pour son enfant, ou si l'on ne sait pas comment demander une dérogation - «c'est le cas des familles modestes», observe Langouet. D'autant que le fonctionnement du privé, avec l'espoir qu'il suscite - parfois ses mirages - paraît panser précisément les plaies du public.

Dans son école primaire de Saint-Ouen, le fils d'Alexandra s'est retrouvé victime de violence. «C'était le racket, les bagarres», raconte-t-elle. Athée - mais son mari est catholique - Alexandra n'a pas hésité à l'inscrire en lieu sûr, à Paris, dans un établissement hors contrat, Saint-Bernard. Là, discipline de fer, fables à apprendre en guise de sanction, blouse et messe obligatoire à Saint-Nicolas-du-Chardonnet: le changement est radical. Nathalie, elle, n'a pas apprécié, un soir, de voir sa fille, en CE 2 à Passy, faire la java sur les tables une fois la leçon terminée ni d'entendre la prof parler à ses ouailles «comme à des copains». Le public est «trop laxiste», accuse-t-elle. Quant à Karine, elle s'est alarmée pour ses enfants de la «fréquentation colorée» de son collège d'affectation lyonnais. Ce qui est aussi le cas, paradoxalement, de Farida, une femme d'origine tunisienne, qui porte le voile. «C'est mal fréquenté, dit-elle. Il y a une trop grande concentration maghrébine!» Elle a fui le public avec sa fille pour le collège La Xavière, à Lyon. Elle explique que les cours de culture religieuse - le «caté», lui, est facultatif - ne la gênent pas: «Ma fille avait des idées arrêtées sur sa religion. Maintenant, elle s'est ouverte aux autres. Là, au moins, elle est avec des gens qui croient en quelque chose.» Le privé accueille d'ailleurs en son sein de plus en plus de confessions différentes.

On embrasse aussi le privé pour des raisons plus éducatives que strictement scolaires: souci de voir son enfant adopter de bonnes manières et surtout certaines valeurs morales ou civiques. Pour ces parents désenchantés, ces valeurs auraient déserté l'enseignement public, devenu, à force de «respect des différences» ou de neutralité dévoyée, une sorte de grand Barnum impersonnel. «On ne respecte plus rien», grogne cette mère de famille qui se réfère au «Bonjour madame!» des enfants de la «catho»... Ici, au moins, on sait que l'enfant sera cadré, sanctionné à la moindre absence ou dérobade. D'autant que les chefs d'établissement veillent à se doter de surveillants - qu'ils doivent payer eux-mêmes, à la différence des enseignants, rémunérés par l'Etat dans le régime sous contrat.

Pour un enfant fragile ou menacé de redoublement, bien souvent, le privé sert aussi d'école de la seconde chance. Henri, 55 ans, n'avait pas digéré l'orientation «forcée» de son fils en filière technologique. «On l'a fait passer d'année en année dans la classe supérieure, alors qu'il partait en vrille! Personne ne m'avait averti. Et, en seconde, on le pousse vers une voie de garage: c'est ça, le suivi?» persifle ce cadre bordelais, qui a donc exfiltré son rejeton du public pour le visser dans une «boîte à bac». Derrière l'amertume cingle un constat, récurrent: «Le public, c'est parfait quand tout va bien. Mais, quand il y a un problème, quand l'enfant a besoin d'un recadrage, il n'y a personne.» Certains cours privés hors contrat se sont ainsi fait une spécialité du «redressement scolaire» pour cancres jetés de partout.

D'autres tablent sur la carte de l'élitisme et des recettes d'antan. Tel le cours Hattemer, institution parisienne sélecte, hors contrat, 3 800 euros l'année. Au fond du couloir principal trône en majesté le portrait de Rose Hattemer, fondatrice des lieux. 9 heures: les enfants s'alignent. Dans son bureau, le directeur, Jean-Pierre Jousse, explique qu'il voit affluer les élèves du public. Exclus ou juste à la recherche d'un renflouement à coups de «fondamentaux», c'est-à-dire les connaissances de base: «Déboussolés par le laxisme, la perte de contenus, les réformes successives, les parents viennent chercher ici des méthodes à l'ancienne, sûres, intensives». Il fait un moulinet avec ses lunettes, plonge dans son armoire et en extirpe en souriant un manuel des «100 dictées pour la huitième»! Cela fait des années qu'on ne parle plus de huitième, mais de CM 2, et qu'on a levé le pied sur les dictées. Justement, c'est à cela que l'on croit, ici. Le must: le «grand cours» du primaire, qui permet aux parents d'assister, chaque semaine, à une classe de leur progéniture pour constater, de visu, l'état des progrès.

Le débat public-privé se résumerait, en somme, à un combat entre la jungle urbaine, tantôt réelle, tantôt fantasmée, et l'«assurance tous risques» - selon l'expression de l'inspecteur général Bernard Toulemonde - des établissements à taille humaine. Dans le privé, les trois quarts des collèges rassemblent moins de 500 élèves - ce n'est le cas que dans la moitié des collèges publics. Au lycée, l'écart est encore plus flagrant: alors que 88% des établissements publics d'enseignement général ont plus de 500 élèves, les trois quarts de leurs homologues privés, eux, en ont moins. Au gouvernail du privé, le chef d'établissement est doté d'une véritable autorité: il recrute et anime son équipe. Si un prof est absent, il peut demander à un autre de le remplacer, par exemple. Et, au fronton de leur sanctuaire, ils savent employer les mots qui font l'effet d'un baume pour les parents: «Sécurité physique et morale, discipline, encadrement pédagogique», souligne Eric Raffin, président de l'Unapel.

«Moins diplômés que les enseignants du public, ceux du privé compensent par un investissement pédagogique supérieur»

Vincent, ancien élève des maristes, a inscrit son fils dans le privé en sixième. «Je ne délègue pas à l'école mon devoir éducatif, mais je sais qu'elle le prolongera», lance-t-il, tout en soulignant qu'il croit aux vertus épanouissantes de ce cocon. Le dirigeant de l'Enseignement catholique, Paul Malartre, renchérit: «L'école privée passe un contrat avec la famille dès l'entretien d'inscription, souvent long, où l'on parle d'enseignement, mais aussi de proposition de sens, de prise en compte de l'enfant dans son environnement.» De quoi appâter tous les déçus et tous les oubliés de l'école de masse, avec «ses utopies égalitaires et son peu de cas de la particularité de chaque élève», s'indigne Catherine. Mère d'un enfant précoce, cette fervente du public a tourné casaque quand elle s'est fait rembarrer par l'institutrice: «Votre fils est prétentieux et je n'y peux rien s'il s'ennuie. C'est le groupe classe qui compte», lui a-t-elle asséné. Thomas a donc débuté sa sixième à la Providence, à Tours, 212 élèves, qui, lui, mélange enfants précoces et en difficulté. «C'est le bonheur! s'exclame-t-elle. Et on nous traite comme des alliés, nous parents!» La clef: une pédagogie personnalisée, qui, portée aux nues dans les années 1970 par les «pédagogues» du public, est en fait plus répandue dans le privé, observe Bernard Toulemonde, «hors des bastions traditionalistes!».

Question de culture, de souplesse et d'autonomie des établissements, souligne Marie-Hélène Cuénot, directrice de l'Association pour la formation, l'animation, la recherche dans l'enseignement catholique (Arpec) Ile-de-France - qui forme, en liaison avec les IUFM, les futurs enseignants: «Dans le public, l'accent est mis, en premier, sur la discipline. Ici, sur le volet éducatif et relationnel.» La sociologue Yveline Jaboin le confirme: «Moins diplômés que leurs homologues du public, les enseignants du privé - encore beaucoup de maîtres auxiliaires, malgré la création de l'équivalent du Capes, le Cafep, en 1994 - compensent par un investissement pédagogique supérieur.» En clair, ils seraient plus sensibles aux méthodes innovantes - trop peu valorisées dans le public, à l'inverse du privé, qui en a fait le thème de ses dernières assises et se veut laboratoire d'idées. Ils seraient, aussi, plus disponibles pour encadrer les devoirs sur table ou donner des cours de soutien. D'où l'idée, répandue dans le privé, d'une «communauté éducative» stable - 80% des cafépiens sont nommés dans leur rectorat d'origine - soudée autour d'acteurs qui se sentent coresponsables de la même barque. Loi du marché oblige, aussi. Si la boutique cahote, elle perd des élèves, donc des frais de scolarité, donc des profs!

Credo: instruire et éduquer
Parmi ceux-ci, Carole Ruiz, 33 ans, incarne presque idéalement le credo revendiqué par le privé: instruire et éduquer. Loin de la sempiternelle empoignade «pédagos contre républicains», qui plombe la réflexion dans le public. Ce professeur d'histoire-géo, dynamisme de cheftaine et bas résille, enseigne dans le très chic établissement Notre-Dame-des-Oiseaux, dans le XVIe arrondissement parisien. Elle consacre ses matinées aux brillants sujets qui vont réussir le bac à 97%. L'après-midi, elle s'occupe de 40 ados largués en terminale de rattrapage, venus, pour un tiers, du public. Pas de rivalité avec la laïque, ici. Mais une question: «Pourquoi ne pas créer dans le public plus de petites structures de niveau comme celles-ci, ou des classes de transition, pour remettre à flot les élèves noyés dans les bataillons du collège unique? Pourquoi ne pas diversifier les parcours?» Pour cela, il faut des moyens. Et cet établissement en a, grâce aux frais de scolarité (1 296 euros annuels en terminale). «Je peux amener mes élèves au théâtre, leur offrir les livres», sourit-elle. Avant de mesurer sa «chance» par rapport à ses confrères du public.

Arriver à l'heure, respecter les autres
Loin, très loin du XVIe arrondissement parisien, dans le très mélangé XIe, le frère Picard, à la barre de l'établissement Saint-Joseph, a fait, lui aussi, vœu de sauvetage de naufragés... Mais lui s'en occupe à temps plein, dans son collège composé à 80% d'étrangers. Via, notamment, ses classes de quatrième et de troisième d'insertion, sorte de substitut, en voie de raréfaction, des quatrième et troisième technologiques, supprimées dans le public... Pour le frère, au verbe fleuri, «il n'y a pas à tortiller»: le problème du public, c'est l'uniformité. «On a décrété, sans s'en donner les moyens, que tout le monde irait jusqu'en troisième, 80% jusqu'au bac... Et ceux qui traînent la galoche? C'est marche ou crève!» Lui s'arrange pour plafonner ses classes de quatrième et de troisième à 16 élèves. Avec «menu à la carte». Et contrat moral: «Dès le début, je dis à l'élève: ''Si tu es de bonne volonté, si tu arrives à l'heure, si tu respectes les autres, tu auras pour toi une équipe d'enseignants qui se défoncera. Au bout d'un mois, on fait le point. Si ça déraille, tu t'en vas.''» Et ça marche.

Même ouvert aux plus faibles, le privé reste donc regardant sur les bonnes dispositions de l'élève, sa tenue. «Dès qu'un enfant pose des problèmes comportementaux importants et pénalise le groupe, on s'en sépare, admet Marie-Josée Morillo. Dans le public, l'encadrement est obligé de composer.» Un sacré privilège!

S'il est un peu devenu le «service public dont rêvent les classes moyennes», comme dit Bernard Toulemonde, ce n'est pas non plus l'eldorado! «Je ne voudrais pas que ma fille se sente dans un cocon, souffle Sylvie. La vraie vie, ce n'est pas ça...» Elle s'en inquiète. Mais c'est exactement ce que d'autres parents célèbrent à mi-voix. Car, s'il s'est démocratisé, «le recrutement du privé reste encore élitiste», observe le sociologue Choukri Ben Ayed, auteur d'une thèse sur les parcours comparés d'élèves d'origine populaire dans le public et dans le privé. «Non seulement le privé sélectionne en amont les candidatures, mais, aussi, les élèves d'origine populaire sont plus souvent réorientés vers le public en cas de déclin de leurs résultats. Entre la fin du primaire et l'entrée au lycée, leurs effectifs sont divisés par 3,76 dans le privé, contre 2,45 dans le public.» Seules restent les familles les plus diplômées et investies. En outre, si certains établissements accueillent 80% de jeunes musulmans - y compris des filles voilées - comme le collège Saint-Mauront, à Marseille, le privé ne scolarise que 10% des élèves d'origine immigrée et deux fois moins de boursiers que le public. Sans oublier, sur l'autre versant d'un panel décidément pluriel, les politiques d'écrémage des grands lycées privés élitistes, quand le bac se profile... Mais là, rien de bien différent de leurs homologues publics! Au bachot, si le privé sous contrat totalise, en 2001, 86% de reçus dans les filières générales, le public n'en est pas si loin, avec 79,6%, et sans sélection.

Au fond, «la querelle qui a opposé les deux secteurs s'estompe de plus en plus derrière la convergence des populations», juge l'historien Claude Lelièvre. Aujourd'hui, public et privé ont à relever les mêmes défis: la démocratisation - transformer l'essai de la massification, pour le public. Et l'hétérogénéité croissante des élèves. Car, si les parents qui s'échappent du public fuient tous les risques liés au brassage du collège unique - problèmes de la mixité sociale ou «baisse de niveau» - le privé n'est pas à l'abri de telles évolutions. D'où ses débats sur une possible «perte d'âme», qui valent bien les désarrois de la République. D'où, également, cette crainte exprimée par Bernard Toulemonde: et si, au sein d'un même grand service d'éducation, la fracture public-privé se déplaçait vers une nouvelle fracture sociale qui distinguerait établissements protégés, publics et privés, en repli sur eux-mêmes, et établissements populaires?

Yassir, lui, est loin de ces considérations. Ce membre de la FCPE, fils d'algériens analphabètes, a démissionné de sa fédération de parents d'élèves - de gauche - le jour où, pour contourner la carte scolaire, il a casé son fils dans un collège privé. Pendant des années, il n'a pas voulu y mettre les pieds. Traînant comme un boulet sa culpabilité de renégat d'une école à laquelle, dit-il: «je dois tout.» Le cœur au public, la raison au privé, il voudrait que sa «fuite», qui révèle les vertiges de son camp laïque, ne soit pas inutile au débat sur l'école.


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