Violence, absentéisme
des profs, gigantisme des bahuts, manque de dialogue...
Exaspérés, des parents d'élèves du public finissent par lui
tourner le dos au profit de l'enseignement «libre», dont les
places sont contingentées. Une tendance qui n'est pas près de
s'inverser
Les enseignants ont le moral en
berne. Claudie aussi. Dans ce troquet de Saint-Denis
(Seine-Saint-Denis), elle tire sur sa gitane sans filtre,
nerveuse: «Vous vous rendez compte que je vais devoir mettre
mon fils dans le privé?» Laïque, fonctionnaire des douanes et
fille de profs, elle se déverse comme si elle allait à
confesse: à chaque convulsion du monde enseignant, dit-elle,
c'est le «même cirque». Cette fois, l'instituteur est en grève
depuis deux mois. Au bout de trois semaines, elle a craqué. Le
département, l'un des plus mobilisés, a déjà connu un sérieux
coup de chauffe en 1998. Alors, ce printemps, Claudie a décidé
de prendre les devants. Elle ne veut plus que son fils subisse
«ça». La mort dans l'âme, elle s'est résolue à traquer une
place dans la «catho», comme elle dit. En vain, tout est
complet.
Emma, elle, est déjà une
convertie. Minée par l'échec de son fils en classe de
troisième, pestant contre le service d'Etat, les classes
hétérogènes qui nivellent par le bas et le prof de bio absent
pendant trois mois, cette enseignante a préféré, en septembre
2002, placer le garçon dans une classe de rattrapage privée, à
Saint-Thomas-d'Aquin, à Paris. Jusque-là, rien que de très
banal. A ceci près qu'Emma se revendique... libre-penseuse. Et
que la simple évocation des cours de religion et des
privilèges de la bourgeoisie la faisait détaler il y a peu.
Mi-figue, mi-raisin, elle ironise: «Tant qu'il ne m'en font
pas une grenouille de bénitier...» Au fond, elle est rassurée.
Vissé, son fils a redémarré. «J'ai compris la leçon»,
déclare-t-elle. Elle a inscrit son deuxième fils aux
Francs-Bourgeois, une institution privée plutôt chic, dès la
sixième.
Pendant que le service public
s'enfièvre et se paralyse, débordé par l'ambition et les
difficultés de la massification, des laïcards convaincus
cherchent à se réfugier dans le giron rassurant du privé, à
95% catholique. Voilà un symptôme inquiétant pour les
défenseurs de l'école de Jules Ferry et du pain bénit pour les
apôtres de l'enseignement «libre». Les listes d'attente des
établissements prisés s'allongent, de plus en plus nourries,
selon leurs directeurs, par des transfuges du public. Une
tendance de fond amorcée il y a quelques années. «Depuis
quatre ans, j'ai l'équivalent de deux classes de sixième en
attente», explique Evelyne Geoffroy, directrice de
Saint-Germain-de-Charonne, à Paris. «J'ai 100 élèves de plus
qu'il y a cinq ans», renchérit Marie-Josée Morillo, à
Notre-Dame-de-la-Gare, à Paris. «Je refuse, depuis trois ans,
1 élève sur 2 à l'entrée au collège», affirme Marie-Thérèse
Cordonnier, du groupe scolaire Saint-Louis-Sainte-Clotilde, au
Raincy (Seine-Saint-Denis). «On a de plus en plus d'appels de
parents (1 200 par an), d'origine souvent modeste ou immigrée,
qui nous demandent de les aider à trouver une place»,
souligne, pour sa part, Liliane Jobbin, responsable du service
d'information des familles en Midi-Pyrénées. Tandis qu'Eric
Raffin, président de l'Union nationale des associations de
parents d'élèves de l'enseignement libre (Unapel), reconnaît,
en se gardant de triompher: «Depuis les grèves, des parents
inquiets nous appellent, plus que de coutume.» Exaspérés par
les crampes de l'enseignement public, avides de fuir,
pêle-mêle, la violence, l'absentéisme des profs, le gigantisme
des bahuts - et les «mauvaises fréquentations» - ils cherchent
une trêve dans le privé, des repères, un accueil, une écoute,
la stabilité et du respect: bref, un partenariat fondé sur un
contrat clair. Aujourd'hui, 50% des familles ont recours à
l'école privée, fût-ce temporairement... Elles étaient
seulement 40% il y a dix ans, selon les estimations du
sociologue Gabriel Langouet, auteur de nombreuses enquêtes sur
le sujet (il a dirigé Public ou privé?
Elèves, parents, enseignants, chez Fabert). Et la
tendance n'est pas près de s'inverser, fouettée par la tempête
qui secoue l'Education nationale.
Un contrat pour la paix scolaire
Le combat passionné qui dressa la
République contre le goupillon apparaît désormais bien loin.
L'école de l'Ancien Régime, sous la tutelle de l'Eglise,
n'avait cédé le pas à l'école laïque de Jules Ferry qu'au prix
d'une lutte sans merci. Votée en 1959 dans un climat tendu, la
loi Debré tenta d'apaiser les ferments de cette «guerre
scolaire», en posant les bases d'un service unifié
d'éducation, au sein duquel l'école privée s'est vue associée
au service public par un contrat. Elle touche des fonds
publics et conserve son «caractère propre», à condition de se
soumettre aux mêmes programmes. Restent à l'écart les
établissements hors contrat, refuge des réfractaires au
partenariat, qui suivent leurs propres programmes, ne sont
donc pas subventionnés par l'Etat et représentent 5% de
l'enseignement privé: «boîtes à bac» et pédagogies
alternatives (Montessori, Steiner, etc.).
Les années qui suivent la loi
Debré vont alors voir, peu à peu, boutefeux de la «laïque» et
fervents de la «catho» ranger leurs armes. Et l'idéologie se
diluer dans les pratiques consuméristes des parents, qui
zappent à présent d'un secteur à l'autre. «Le privé et le
public sont complémentaires, pas concurrents, insiste le
secrétaire général de l'Enseignement catholique, Paul
Malartre. Nous ne voulons pas profiter des difficultés du
public.» Pas plus que le ministère de l'Education nationale il
ne consent d'ailleurs à parler de «fuite vers le
privé».
A ausculter les chiffres, on
constate, en effet, que, depuis quarante ans, la part du privé
est restée immuable: 20% de la population scolaire. Et pour
cause: l'offre est contingentée, soumise aux mêmes lois que le
public. Créer des postes à tel endroit, c'est en retirer à tel
autre. Dans ce système, l'Etat n'ouvre donc des classes qu'au
compte-gouttes. «En fait, on a instauré, en 1985, une sorte de
ratio entre les deux secteurs, public et privé, auquel
personne ne touchera. C'est une question de nature technique
et politique, qui reste sensible», explique l'inspecteur
général Bernard Toulemonde. Ni la droite ni la gauche ne
tiennent à jeter les Français dans la rue, comme en 1984 et en
1994, au moment des manifs pour l'école libre puis
laïque!
Allongement des listes
d'attente
Mais il ne suffit pas de s'en
tenir au chiffre national pour mesurer le succès du privé. Si
certaines régions voient les effectifs de l'enseignement
«libre» s'éroder, comme la Meuse (- 22% de collégiens entre
1997 et 2002) ou les bastions de l'Ouest (- 3,8% dans
l'académie de Rennes), d'autres, comme l'Ile-de-France, en
revanche, voient grimper leurs taux: + 10,5% de
collégiens à Paris, en cinq ans, + 8,3% dans l'académie de
Créteil - contre + 3,89% dans le public - soit une hausse
de 2 000 élèves chaque fois. Idem dans le Sud-Est (Nice,
Marseille...). «En fait, ces hausses surviennent dans les
régions qui connaissent une poussée démographique, mais où le
public connaît aussi des difficultés: on fuit les ZEP et les
zones à forte population immigrée», décrypte Gabriel Langouet.
Outre ces statistiques, l'allongement des listes d'attente
confirme le caractère attractif du privé: «Les élèves qui y
sont scolarisés aujourd'hui viennent majoritairement du
public», conclut-il.
En 2001-2002, 56 000 élèves
sont ainsi passés du public au privé à l'entrée au collège,
tandis que 23 000 faisaient le chemin inverse. En
revanche, en seconde, 28 000 élèves se retournent vers le
public, pour l'aura des professeurs agrégés et des classes
préparatoires aux grandes écoles (13 000 font l'inverse).
«C'est surtout au collège, période charnière de la scolarité
et de l'adolescence, que l'on se tourne vers le privé:
stratégie préventive contre l'échec», estime Gabriel Langouet.
Or c'est aussi à l'entrée au collège que tombe comme un
couperet la loi d'airain de la carte scolaire, qui oblige à
s'inscrire dans son secteur. Si l'on refuse le collège
indiqué, l'administration se révèle inflexible, sauf piston.
Une solution: le privé.
On embrasse aussi le
privé pour des raisons plus éducatives que
strictement scolaires
Le tronçonnage imposé par
l'Education nationale est parfois dur à accepter dans les
quartiers difficiles. Blandine Duroy, intellectuelle de gauche
habitant dans le XXe arrondissement parisien, un coin «chaud»
et ceinturé de cités, avait maintenu sa fille à l'école
élémentaire du quartier, rue de la Mare. Une école «sensible»,
dont beaucoup de parents avaient retiré leur gosse... au
profit du privé. Elle, non. «Au nom de la mixité sociale. Je
refusais que l'école ne devienne un ghetto et je ne tenais pas
à ce que ma fille ne fréquente que des petits blancs.» Pour le
collège, la décision est plus lourde. Elle décide donc de s'y
préparer, très tôt, trois ans à l'avance. En dressant un
simple garde-fou: elle rameute une vingtaine de familles du
quartier qui se connaissent pour les convaincre de ne pas fuir
ce collège et de rester soudés. En 2001, elle vérifie auprès
du rectorat que la carte scolaire ne risque pas d'être
modifiée et commence son travail de persuasion. Avec succès.
Soudain, en avril dernier, tout bascule. Sa fille, timide et
brillante, doit subir, comme deux autres élèves de la bande,
l'exil dans un autre collège ZEP du coin, sans ses copains!
Trop risqué. Blandine téléphone au rectorat. En vain. Elle lui
écrit une lettre expliquant ses efforts pour constituer un
groupe, ses réticences à se «réfugier» dans le privé. On ne
lui répond pas. Le 5 juin, un courrier lui apprend sèchement
que sa demande de dérogation est rejetée. C'est absurde, car
la démarche de ce groupe aurait profité à tout le monde: c'est
la seule façon de lutter contre les écoles ghettos dans les
quartiers mélangés. Ulcérée, elle s'est mise en quête d'une
échappatoire: «Une boîte à fric, à débusquer en urgence...
Tout est complet. C'est injuste! Non seulement on laisse
partir le public à vau-l'eau, mais, en plus, on n'essaie même
pas de nous retenir! D'ailleurs, Ferry a ses enfants dans le
privé...»
Cruel dilemme. Le repli vers le
privé prend parfois des allures de tourment intime, comme
l'expose la sociologue Agnès van Zanten, qui a suivi, pendant
trois ans, 120 parents en région parisienne: «Beaucoup se
demandent: ''Dois-je être un bon citoyen et envoyer mon enfant
dans le public, mais alors le sacrifier à un collège peu sûr?
Ou alors être un bon parent, mettre mon enfant dans le privé,
où il sera cadré, mais alors être un mauvais citoyen? ''» Et
de nuancer: «Voilà pourquoi on ne peut pas dire des parents
qui refluent vers le privé qu'ils ne sont que consuméristes.
Certains se sentent vraiment coupables.»
Pour panser les plaies du public
D'autres moins. Pour une raison
simple. Dès lors que l'on pense que le public n'est plus à
même d'assurer, comme autrefois, son mandat sacré
d'intégration républicaine et d'égalité des chances, pourquoi
n'irait-on pas, sans complexes, vers le privé, qui s'est
largement déconfessionnalisé (3% de religieux chez les profs)?
Pour beaucoup de laïques, «le contrat est en partie rompu»,
analyse Agnès van Zanten. Et puis le privé ne coûte pas si
cher: 457 euros annuels, en moyenne, pour l'externat. On
zappe, donc, si l'on n'a pas réussi à marchander avec le
principal du public une classe dite «de niveau» pour son
enfant, ou si l'on ne sait pas comment demander une dérogation
- «c'est le cas des familles modestes», observe Langouet.
D'autant que le fonctionnement du privé, avec l'espoir qu'il
suscite - parfois ses mirages - paraît panser précisément les
plaies du public.
Dans son école primaire de
Saint-Ouen, le fils d'Alexandra s'est retrouvé victime de
violence. «C'était le racket, les bagarres», raconte-t-elle.
Athée - mais son mari est catholique - Alexandra n'a pas
hésité à l'inscrire en lieu sûr, à Paris, dans un
établissement hors contrat, Saint-Bernard. Là, discipline de
fer, fables à apprendre en guise de sanction, blouse et messe
obligatoire à Saint-Nicolas-du-Chardonnet: le changement est
radical. Nathalie, elle, n'a pas apprécié, un soir, de voir sa
fille, en CE 2 à Passy, faire la java sur les tables une fois
la leçon terminée ni d'entendre la prof parler à ses ouailles
«comme à des copains». Le public est «trop laxiste»,
accuse-t-elle. Quant à Karine, elle s'est alarmée pour ses
enfants de la «fréquentation colorée» de son collège
d'affectation lyonnais. Ce qui est aussi le cas,
paradoxalement, de Farida, une femme d'origine tunisienne, qui
porte le voile. «C'est mal fréquenté, dit-elle. Il y a une
trop grande concentration maghrébine!» Elle a fui le public
avec sa fille pour le collège La Xavière, à Lyon. Elle
explique que les cours de culture religieuse - le «caté», lui,
est facultatif - ne la gênent pas: «Ma fille avait des idées
arrêtées sur sa religion. Maintenant, elle s'est ouverte aux
autres. Là, au moins, elle est avec des gens qui croient en
quelque chose.» Le privé accueille d'ailleurs en son sein de
plus en plus de confessions différentes.
On embrasse aussi le privé pour
des raisons plus éducatives que strictement scolaires: souci
de voir son enfant adopter de bonnes manières et surtout
certaines valeurs morales ou civiques. Pour ces parents
désenchantés, ces valeurs auraient déserté l'enseignement
public, devenu, à force de «respect des différences» ou de
neutralité dévoyée, une sorte de grand Barnum impersonnel. «On
ne respecte plus rien», grogne cette mère de famille qui se
réfère au «Bonjour madame!» des enfants de la «catho»... Ici,
au moins, on sait que l'enfant sera cadré, sanctionné à la
moindre absence ou dérobade. D'autant que les chefs
d'établissement veillent à se doter de surveillants - qu'ils
doivent payer eux-mêmes, à la différence des enseignants,
rémunérés par l'Etat dans le régime sous contrat.
Pour un enfant fragile ou menacé
de redoublement, bien souvent, le privé sert aussi d'école de
la seconde chance. Henri, 55 ans, n'avait pas digéré
l'orientation «forcée» de son fils en filière technologique.
«On l'a fait passer d'année en année dans la classe
supérieure, alors qu'il partait en vrille! Personne ne m'avait
averti. Et, en seconde, on le pousse vers une voie de garage:
c'est ça, le suivi?» persifle ce cadre bordelais, qui a donc
exfiltré son rejeton du public pour le visser dans une «boîte
à bac». Derrière l'amertume cingle un constat, récurrent: «Le
public, c'est parfait quand tout va bien. Mais, quand il y a
un problème, quand l'enfant a besoin d'un recadrage, il n'y a
personne.» Certains cours privés hors contrat se sont ainsi
fait une spécialité du «redressement scolaire» pour cancres
jetés de partout.
D'autres tablent sur la carte de
l'élitisme et des recettes d'antan. Tel le cours Hattemer,
institution parisienne sélecte, hors contrat,
3 800 euros l'année. Au fond du couloir principal
trône en majesté le portrait de Rose Hattemer, fondatrice des
lieux. 9 heures: les enfants s'alignent. Dans son bureau,
le directeur, Jean-Pierre Jousse, explique qu'il voit affluer
les élèves du public. Exclus ou juste à la recherche d'un
renflouement à coups de «fondamentaux», c'est-à-dire les
connaissances de base: «Déboussolés par le laxisme, la perte
de contenus, les réformes successives, les parents viennent
chercher ici des méthodes à l'ancienne, sûres, intensives». Il
fait un moulinet avec ses lunettes, plonge dans son armoire et
en extirpe en souriant un manuel des «100 dictées pour la
huitième»! Cela fait des années qu'on ne parle plus de
huitième, mais de CM 2, et qu'on a levé le pied sur les
dictées. Justement, c'est à cela que l'on croit, ici. Le must:
le «grand cours» du primaire, qui permet aux parents
d'assister, chaque semaine, à une classe de leur progéniture
pour constater, de visu, l'état des progrès.
Le débat public-privé se
résumerait, en somme, à un combat entre la jungle urbaine,
tantôt réelle, tantôt fantasmée, et l'«assurance tous risques»
- selon l'expression de l'inspecteur général Bernard
Toulemonde - des établissements à taille humaine. Dans le
privé, les trois quarts des collèges rassemblent moins de
500 élèves - ce n'est le cas que dans la moitié des
collèges publics. Au lycée, l'écart est encore plus flagrant:
alors que 88% des établissements publics d'enseignement
général ont plus de 500 élèves, les trois quarts de leurs
homologues privés, eux, en ont moins. Au gouvernail du privé,
le chef d'établissement est doté d'une véritable autorité: il
recrute et anime son équipe. Si un prof est absent, il peut
demander à un autre de le remplacer, par exemple. Et, au
fronton de leur sanctuaire, ils savent employer les mots qui
font l'effet d'un baume pour les parents: «Sécurité physique
et morale, discipline, encadrement pédagogique», souligne Eric
Raffin, président de l'Unapel.
«Moins diplômés que les
enseignants du public, ceux du privé compensent par un
investissement pédagogique
supérieur»
Vincent, ancien élève des
maristes, a inscrit son fils dans le privé en sixième. «Je ne
délègue pas à l'école mon devoir éducatif, mais je sais
qu'elle le prolongera», lance-t-il, tout en soulignant qu'il
croit aux vertus épanouissantes de ce cocon. Le dirigeant de
l'Enseignement catholique, Paul Malartre, renchérit: «L'école
privée passe un contrat avec la famille dès l'entretien
d'inscription, souvent long, où l'on parle d'enseignement,
mais aussi de proposition de sens, de prise en compte de
l'enfant dans son environnement.» De quoi appâter tous les
déçus et tous les oubliés de l'école de masse, avec «ses
utopies égalitaires et son peu de cas de la particularité de
chaque élève», s'indigne Catherine. Mère d'un enfant précoce,
cette fervente du public a tourné casaque quand elle s'est
fait rembarrer par l'institutrice: «Votre fils est prétentieux
et je n'y peux rien s'il s'ennuie. C'est le groupe classe qui
compte», lui a-t-elle asséné. Thomas a donc débuté sa sixième
à la Providence, à Tours, 212 élèves, qui, lui, mélange
enfants précoces et en difficulté. «C'est le bonheur!
s'exclame-t-elle. Et on nous traite comme des alliés, nous
parents!» La clef: une pédagogie personnalisée, qui, portée
aux nues dans les années 1970 par les «pédagogues» du public,
est en fait plus répandue dans le privé, observe Bernard
Toulemonde, «hors des bastions traditionalistes!».
Question de culture, de souplesse
et d'autonomie des établissements, souligne Marie-Hélène
Cuénot, directrice de l'Association pour la formation,
l'animation, la recherche dans l'enseignement catholique
(Arpec) Ile-de-France - qui forme, en liaison avec les IUFM,
les futurs enseignants: «Dans le public, l'accent est mis, en
premier, sur la discipline. Ici, sur le volet éducatif et
relationnel.» La sociologue Yveline Jaboin le confirme: «Moins
diplômés que leurs homologues du public, les enseignants du
privé - encore beaucoup de maîtres auxiliaires, malgré la
création de l'équivalent du Capes, le Cafep, en 1994 -
compensent par un investissement pédagogique supérieur.» En
clair, ils seraient plus sensibles aux méthodes innovantes -
trop peu valorisées dans le public, à l'inverse du privé, qui
en a fait le thème de ses dernières assises et se veut
laboratoire d'idées. Ils seraient, aussi, plus disponibles
pour encadrer les devoirs sur table ou donner des cours de
soutien. D'où l'idée, répandue dans le privé, d'une
«communauté éducative» stable - 80% des cafépiens sont nommés
dans leur rectorat d'origine - soudée autour d'acteurs qui se
sentent coresponsables de la même barque. Loi du marché
oblige, aussi. Si la boutique cahote, elle perd des élèves,
donc des frais de scolarité, donc des profs!
Credo: instruire et éduquer
Parmi ceux-ci, Carole Ruiz, 33
ans, incarne presque idéalement le credo revendiqué par le
privé: instruire et éduquer. Loin de la sempiternelle
empoignade «pédagos contre républicains», qui plombe la
réflexion dans le public. Ce professeur d'histoire-géo,
dynamisme de cheftaine et bas résille, enseigne dans le très
chic établissement Notre-Dame-des-Oiseaux, dans le
XVIe arrondissement parisien. Elle consacre ses matinées
aux brillants sujets qui vont réussir le bac à 97%.
L'après-midi, elle s'occupe de 40 ados largués en
terminale de rattrapage, venus, pour un tiers, du public. Pas
de rivalité avec la laïque, ici. Mais une question: «Pourquoi
ne pas créer dans le public plus de petites structures de
niveau comme celles-ci, ou des classes de transition, pour
remettre à flot les élèves noyés dans les bataillons du
collège unique? Pourquoi ne pas diversifier les parcours?»
Pour cela, il faut des moyens. Et cet établissement en a,
grâce aux frais de scolarité (1 296 euros annuels en
terminale). «Je peux amener mes élèves au théâtre, leur offrir
les livres», sourit-elle. Avant de mesurer sa «chance» par
rapport à ses confrères du public.
Arriver à l'heure, respecter les
autres
Loin, très loin du XVIe
arrondissement parisien, dans le très mélangé XIe, le frère
Picard, à la barre de l'établissement Saint-Joseph, a fait,
lui aussi, vœu de sauvetage de naufragés... Mais lui s'en
occupe à temps plein, dans son collège composé à 80%
d'étrangers. Via, notamment, ses classes de quatrième et de
troisième d'insertion, sorte de substitut, en voie de
raréfaction, des quatrième et troisième technologiques,
supprimées dans le public... Pour le frère, au verbe fleuri,
«il n'y a pas à tortiller»: le problème du public, c'est
l'uniformité. «On a décrété, sans s'en donner les moyens, que
tout le monde irait jusqu'en troisième, 80% jusqu'au bac... Et
ceux qui traînent la galoche? C'est marche ou crève!» Lui
s'arrange pour plafonner ses classes de quatrième et de
troisième à 16 élèves. Avec «menu à la carte». Et contrat
moral: «Dès le début, je dis à l'élève: ''Si tu es de bonne
volonté, si tu arrives à l'heure, si tu respectes les autres,
tu auras pour toi une équipe d'enseignants qui se défoncera.
Au bout d'un mois, on fait le point. Si ça déraille, tu t'en
vas.''» Et ça marche.
Même ouvert aux plus faibles, le
privé reste donc regardant sur les bonnes dispositions de
l'élève, sa tenue. «Dès qu'un enfant pose des problèmes
comportementaux importants et pénalise le groupe, on s'en
sépare, admet Marie-Josée Morillo. Dans le public,
l'encadrement est obligé de composer.» Un sacré
privilège!
S'il est un peu devenu le «service
public dont rêvent les classes moyennes», comme dit Bernard
Toulemonde, ce n'est pas non plus l'eldorado! «Je ne voudrais
pas que ma fille se sente dans un cocon, souffle Sylvie. La
vraie vie, ce n'est pas ça...» Elle s'en inquiète. Mais c'est
exactement ce que d'autres parents célèbrent à mi-voix. Car,
s'il s'est démocratisé, «le recrutement du privé reste encore
élitiste», observe le sociologue Choukri Ben Ayed, auteur
d'une thèse sur les parcours comparés d'élèves d'origine
populaire dans le public et dans le privé. «Non seulement le
privé sélectionne en amont les candidatures, mais, aussi, les
élèves d'origine populaire sont plus souvent réorientés vers
le public en cas de déclin de leurs résultats. Entre la fin du
primaire et l'entrée au lycée, leurs effectifs sont divisés
par 3,76 dans le privé, contre 2,45 dans le public.» Seules
restent les familles les plus diplômées et investies. En
outre, si certains établissements accueillent 80% de jeunes
musulmans - y compris des filles voilées - comme le collège
Saint-Mauront, à Marseille, le privé ne scolarise que 10% des
élèves d'origine immigrée et deux fois moins de boursiers que
le public. Sans oublier, sur l'autre versant d'un panel
décidément pluriel, les politiques d'écrémage des grands
lycées privés élitistes, quand le bac se profile... Mais là,
rien de bien différent de leurs homologues publics! Au bachot,
si le privé sous contrat totalise, en 2001, 86% de reçus dans
les filières générales, le public n'en est pas si loin, avec
79,6%, et sans sélection.
Au fond, «la querelle qui a opposé
les deux secteurs s'estompe de plus en plus derrière la
convergence des populations», juge l'historien Claude
Lelièvre. Aujourd'hui, public et privé ont à relever les mêmes
défis: la démocratisation - transformer l'essai de la
massification, pour le public. Et l'hétérogénéité croissante
des élèves. Car, si les parents qui s'échappent du public
fuient tous les risques liés au brassage du collège unique -
problèmes de la mixité sociale ou «baisse de niveau» - le
privé n'est pas à l'abri de telles évolutions. D'où ses débats
sur une possible «perte d'âme», qui valent bien les désarrois
de la République. D'où, également, cette crainte exprimée par
Bernard Toulemonde: et si, au sein d'un même grand service
d'éducation, la fracture public-privé se déplaçait vers une
nouvelle fracture sociale qui distinguerait établissements
protégés, publics et privés, en repli sur eux-mêmes, et
établissements populaires?
Yassir, lui, est loin de ces
considérations. Ce membre de la FCPE, fils d'algériens
analphabètes, a démissionné de sa fédération de parents
d'élèves - de gauche - le jour où, pour contourner la carte
scolaire, il a casé son fils dans un collège privé. Pendant
des années, il n'a pas voulu y mettre les pieds. Traînant
comme un boulet sa culpabilité de renégat d'une école à
laquelle, dit-il: «je dois tout.» Le cœur au public, la raison
au privé, il voudrait que sa «fuite», qui révèle les vertiges
de son camp laïque, ne soit pas inutile au débat sur
l'école.